Entretien: Dr. Lucie Waltzer – Chacun a une contribution à apporter pour assurer un meilleur vivre ensemble

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dr. Lucie Waltzer

Par Muhamed CEMAN

IDENTITET.LU: Récemment, vous avez soutenu avec succès la thèse de doctorat intitulée
« Se dire similaire et différent », qui questionne « La (re)présentation de soi et la négociation discursive des références identitaires des ressortissants ex-yougoslaves musulmans au Luxembourg », et je vous en félicite. J’aimerais savoir d’où vient votre intérêt pour la communauté musulmane de l’Ex Yougoslavie ? Pourquoi avez-vous consacré votre recherche à cette problématique ?
Pour découvrir l’autre et vivre la diversité culturelle, il ne faut pas toujours aller à l’étranger. L’intérêt est né de l’envie de découvrir la diversité religieuse et culturelle au sein de mon pays.
Mais bien sûr, il y a aussi une curiosité scientifique. Le paysage religieux luxembourgeois a connu de profonds bouleversements au cours des dernières décennies. D’importants changements ont eu lieu grâce à l’immigration, qui a fortement contribué à la pluralisation du paysage religieux. La communauté musulmane constitue aujourd’hui la deuxième religion du pays, et elle n’a jamais été étudié de manière approfondie. On admet que la majorité des musulmans provient des Balkans, qui ont donc largement contribué à l’établissement de l’islam au Luxembourg. L’origine « balkanique » donne à l’islam luxembourgeois une configuration particulière, sa situation majoritaire au sein de l’islam au Luxembourg a des effets certains sur les enjeux de son institutionnalisation, mais aussi quant aux rapports des croyants à la religion. Il y a donc plusieurs aspects qui font de la communauté musulmane d’Ex-Yougoslavie un focus de recherche intéressant.

IDENTITET.LU: Pourquoi justement ce titre : « Se dire similaire et différent » ?
Si d’un côté, les données de ma recherche révèlent une certaine dés-identification religieuse et une distanciation de l’islam, il y a parallèlement une affirmation de cette identité religieuse. Je n’ai ici pas l’occasion de m’attarder sur cette ambiguïté dans le discours de mes interlocuteurs. Ce qui a été remarquable et récurrent dans le discours de mes interlocuteurs et déterminant dans le choix du titre, était l’affirmation de l’altérité religieuse et de l’identité musulmane, tout en soulignant les similarités entre l’islam et le christianisme, surtout au niveau du partage des valeurs humanistes, la continuité entre le christianisme et l’islam. J’ai justement choisi cet aspect pour le titre de ma thèse, parce qu’il s’agit d’un exemple de construction identitaire très intéressante, car elle permet d’intégrer l’identité “musulmane” que l’identité “luxembourgeoise”. Cet aspect me semble remarquable avant tout aussi que dans certains discours médiatiques il ya une insistance sur l’incompatibilité entre l’islam et le christianisme.

IDENTITET.LU: Quels critères avez-vous suivi, durant la sélection de l’échantillon de la population étudié ?
Il y a eu plusieurs critères. Premièrement, le travail d’enquête a été limité aux musulmans de première génération originaires des pays ex-yougoslaves. Donc deux critères ont été retenus dans le choix des participants: le pays de naissance et l’affiliation religieuse.
Nous avons exclu les ressortissants de ‘seconde’ génération, c’est-à-dire les individus nés au Luxembourg, ou ayant effectué leur scolarité au Grand-Duché, alors que ceux ci constituent une part importante de la communauté yougoslave aujourd’hui.
Le fait musulman en Europe constitue une mosaïque de différentes croyances et pratiques. Les modes d’appartenance se différencient fortement en fonction des parcours migratoires, mais aussi en fonction des contextes culturels et historiques des pays de provenance et des statuts de résidence. Il est donc très difficile de définir des critères objectifs pour déterminer l’appartenance à la communauté musulmane. Vu que le but du travail était d’explorer à travers les entretiens comment les gens se rattachent à leur religion et d’explorer les significations données au fait d’être musulman dans les Balkans, j’ai inclut tous les individus se déclarant comme musulman, quel que soit leur degré de pratique/croyance, ce qui permet justement d’avoir des profils religieux différents. Les autodéfinitions sont dans la réalité des mots de chacun et ne peuvent pas être facilement mis en doute.
Finalement, l’échantillon était constitué de beaucoup de personnes qui ne participent pas forcément au monde associatif musulman, mais qui vivent l’islam surtout dans la sphère familiale.

IDENTITET.LU: Lors de votre enquête de terrain, vous avez rencontré et interviewé plusieurs musulmanes et musulmans originaires de l’Ex-Yougoslavie, vivant au Luxembourg. Lors de ces entrevues, avez-vous peut-être vécu, une situation ou une anecdote intéressante que vous aimeriez partager ?
Oui, effectivement, j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs musulmanes et musulmans, qui étaient prêts à partager leur vécu, leurs histoires de vie, parfois très douloureuses, et de partager avec moi la manière dont ils vivent et comprennent l’islam. Donc, en soi, ça a été une expérience très enrichissante. Il est difficile d’isoler une anecdote particulière. J’ai surtout était touchée par l’accueil chaleureux chez les gens. C’était rare, que je n’ai pas été invité à boire le café, manger du gâteau, les rencontres étaient souvent très conviviales et j’en garde un très bon souvenir.

IDENTITET.LU: Pouvez-vous nous parler des difficultés principales que vous avez rencontrées durant votre recherche ?
Comprendre les enjeux actuels de la présence des musulmans en provenance de l’ex-Yougoslavie au Luxembourg sans connaître les développements historiques et les spécificités du fait musulman dans les Balkans, n’est guère possible. Je pense que comprendre les “Balkans” et la complexité des identités a été un des plus grands défis durant ma recherche.

IDENTITET.LU: Pouvez-vous nous présenter brièvement les principaux résultats de votre recherche ?
Difficile d’être brève sur cette question! 🙂
Ce travail a montré la pluralité des expressions identitaires et témoigné de la non-réduction des individus à des catégories fixes, telles que ‘musulman’, ‘réfugié’, ou ‘migrant’. Nous avons identifié six principaux marqueurs identitaires dans la conception de soi. L’identification religieuse est acquise à travers l’établissement de frontières qui excluent les musulmans extrêmes et trop attachés à la religion. Il y a une insistance dans les discours pour se distancier de certains stéréotypes reliés à ‘être musulman’ et pour s’associer aux musulmans modérés. Les discours concourent à construire une image de soi en tant que musulman ‘européen et modéré’, vivant sa religiosité (uniquement) au sein de la sphère privée et familiale. ‘Ètre’ musulman apparaît surtout comme une appartenance à une communauté de valeurs qui n’implique pas de pratiques formelles et ritualisées ou d’attachement institutionnel. En effet, les participants caractérisent leur propre religion par le manque de dévotion et de pratique, par l’ignorance de la doctrine religieuse, mais en la reliant à une certaine conduite de vie. Ce type de religiosité qui ne se réfère pas à la pratique religieuse conventionnelle ou à la piété est souvent référé en tant que ‘islam culturel’. L’islam vécu tourne donc principalement autour de valeurs morales, des relations à l’autre et autour de ‘être une bonne personne’. Cette priorisation de la dimension éthique permet de revaloriser l’islam et ainsi d’acquérir une distinctivité positive, mais aussi de repositionner l’islam face aux images négatives qui lui sont associées.

IDENTITET.LU: Que pensez-vous de la façon dont les musulmans du Luxembourg sont actuellement organisés ?
A ce jour, la communauté musulmane dispose d’une structure associative active et bien établie. Ces associations sont loin de constituer uniquement un lieu de culte ou de prière. Dans la plupart des associations religieuses, les activités ne sont guère limitées à la sphère purement religieuse ou cultuelle. Il s’agit souvent d’un espace culturel et social, autant que d’un lieu de mémoire, où se transmet l’héritage et le savoir religieux et culturel aux secondes générations, mais aussi un lieu de mise en réseau et de rencontre. La création d’associations répond ainsi à un besoin de familiarité et de continuité.
Comme vous le savez, le processus d’institutionnalisation n’est pas encore arrivé à échéance, car la conclusion de convention avec l’Etat n’a pas encore abouti. Dans ma recherche, je me suis pas tellement intéressée aux modes d’organisation des musulmans. Il semble pourtant y avoir des clivages entre certaines associations, ce qui ne favorise pas forcément le processus de conventionnement. Au vu des dynamiques interinstitutionnelles et des clivages, le monde associatif musulman constitue un focus de recherche très intéressant.

IDENTITET.LU: Le processus de conventionnement de l’islam au Luxembourg est donc toujours d’actualité. Cela veut dire que l’islam, la deuxième religion du pays, n’est toujours pas reconnu à l’instar des autres cultes. Que pensez-vous de cela ?
Au Luxembourg, les relations entre l’Etat et les communautés cultuelles reposent sur le principe de la séparation. Par contre, les pouvoirs publics soutiennent les cultes «conventionnés » sur le plan financier et entretiennent des liens de coopération avec les communautés religieuses.
L’article 22 de la Constitution réglemente la reconnaissance d’une nouvelle communauté religieuse par le Gouvernement et prévoit que les rapports entre l’Etat et l’Eglise soient réglés par une convention qui permette à l’Etat de contrôler les activités religieuses sur son territoire. La diversité religieuse se reflète dans une certaine mesure dans l’environnement institutionnel, qui s’est complexifié pour réglementer l’établissement des nouvelles religions.
Dans le contexte de l’accroissement du pluralisme religieux et de la sécularisation de la société luxembourgeoise, la question des relations entre l’État et les communautés cultuelles est revenue au premier plan du débat public.
Jusqu’en 2011, avec la création de la Shoura, la communauté musulmane ne répondait pas aux critères du système constitutionnel des cultes, qui exige un interlocuteur unique. L’instauration de la Shoura constitue une étape importante dans le processus de conventionnement du culte musulman.
Aujourd’hui, l’Église catholique a une position privilégiée, qui est bien évidemment le produit d’un héritage historique. Selon un rapport récent d’un groupe de réflexion chargé de réfléchir sur l’évolution future des relations entre les pouvoirs publics et les communautés religieuses, cet argument ne constitue pourtant pas une explication suffisante pour maintenir le bénéfice de cet avantage. En effet, selon ce rapport, en l’absence d’un encadrement législatif qui fixe la procédure et les critères de conventionnement, ce traitement différencié n’est pas suffisamment étayé que pour être acceptable.

IDENTITET.LU: Savez-vous, il y a-t-il d’autres travaux de recherche, traitant en partie l’islam ou la population musulmane, qui ont été réalisé ou qui sont en train de se faire à l’Université de Luxembourg ?
Il y a un travail de Bachelor qui a été effectué sur l’institutionnalisation de l’islam et un travail de Master sur la représentation de l’islam dans la presse écrite luxembourgeoise. En plus, il y a plusieurs doctorants qui vont entamer des recherches dans ce domaine courant de cette année, qui portent d’un côté sur les associations musulmanes et de l’autre côté sur la représentation des musulmans auprès des “Luxembourgeois”. Donc il semble y avoir un intérêt grandissant pour les questions reliés à l’islam dans la recherche.

IDENTITET.LU: Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
A côté de mon travail, je coordonne un projet de sensibilisation sur l’islam au Luxembourg. Il s’agit d’un projet financé par l’OLAI, dont le but est de donner une plus grande visibilité à l’islam au Luxembourg. Le but de cette exposition est d’aborder les différentes facettes de l’islam et de rendre compte de son établissement dans la société luxembourgeoise. Il s’agit de mettre à disposition un outil de travail pédagogique et de fournir des éléments pour la compréhension d’une situation complexe (dans son histoire et dans son actualité) et pour une réflexion sur l’islam au Luxembourg. Il s’agit de susciter et d’accompagner un débat entre différents publics cibles comme élèves et professeurs, jeunes et animateurs, afin d’enclencher un approfondissement de la thématique abordée.

IDENTITET.LU: Pour conclure, nous vous remercions et demandions si avez-vous un message à envoyer à nos lecteurs ?
Merci à vous pour l’intérêt pour mon travail. Question difficile! Le Luxembourg est le pays avec le taux d’étrangers le plus élevé de l’OECD. Si cela est très prometteur en termes de diversité et de richesses culturelles et religieuses, cette diversité constitue également un défi au niveau de la participation et de la cohésion sociale. Chacun, qu’il soit luxembourgeois, musulman, chrétien, bosniaque, serbe, portugais ou tunisien, a une contribution à apporter pour assurer un meilleur vivre ensemble.

IDENTITET.LU

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